Written by: Propos recueillis par Moutiou Adjibi Nourou
Fondée en 2013, l’Alliance Smart Africa est une organisation panafricaine visant à faire de l’Afrique un marché numérique unique d’ici 2030. Alors que le numérique s’impose comme un levier clé pour le développement du continent, cette mission prend une importance particulière face aux nombreux défis à relever. Lors des Assises de la Transformation Digitale (ATDA) 2024 à Abidjan, son directeur général, Lacina Koné, a partagé avec l’agence Ecofin les actions menées par l’organisation et sa vision pour l’avenir du numérique en Afrique.
Agence Ecofin : Quels sont les principaux projets de Smart Africa ?
Lacina Koné : Nous menons actuellement 34 initiatives, réparties selon quatre grands piliers : la connectivité, l’innovation, la transformation et l’accélération. Chaque pays membre de l’alliance choisit un projet phare correspondant à ses priorités en technologies émergentes. Nous élaborons ensuite une note conceptuelle, un schéma directeur, et mettons en place un projet pilote. Si ce dernier est concluant, il est confié à des partenaires privés pour un déploiement national ou continental.
Un exemple est le projet One Africa Network, avec le slogan « Roam like at home ». Il vise à supprimer les frais de roaming pour les Africains se déplaçant entre pays, comme cela existe déjà en Europe. Des pilotes ont été lancés en Afrique de l’Est (Rwanda, Kenya, Ouganda, Tanzanie, etc.), puis étendus à l’Afrique de l’Ouest, notamment avec des accords récents entre la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Togo et le Bénin.
Un autre projet essentiel concerne l’identité numérique. La transformation numérique ne peut se faire sans une identification fiable des citoyens, car les données appartiennent toujours à quelqu’un.
AE : Quels sont les principaux défis freinant l’essor du numérique en Afrique et la réduction de la fracture digitale ?
LK : Le principal défi est le cadre réglementaire. Il s’agit non seulement de concevoir des règles, mais aussi de les harmoniser à l’échelle continentale. L’Afrique, avec ses 1,4 milliard d’habitants, ne peut être vue à travers le prisme d’un seul pays. L’harmonisation des politiques est essentielle pour attirer des financements. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le problème n’est pas l’accès aux fonds, mais plutôt l’environnement réglementaire nécessaire pour les sécuriser.
Par ailleurs, les États africains ont souvent été formatés pour réguler sans nécessairement promouvoir l’innovation. Or, dans la plupart des pays du monde, le secteur privé mène l’innovation, et l’État suit pour s’adapter, à l’exception de quelques cas comme l’Estonie.
AE : Smart Africa investit-elle dans le renforcement des compétences des jeunes Africains ?
LK : Absolument. La transformation commence par l’information. Nous avons remarqué que même les décideurs manquent parfois de compréhension sur certains sujets. Pour y remédier, nous avons lancé l’Académie numérique de Smart Africa (SADA) il y a quatre ans. Aujourd’hui, elle fonctionne de manière autonome grâce à un financement de 20 millions de dollars sur cinq ans.
SADA cible plusieurs groupes : les décideurs politiques, les fonctionnaires avancés en technologies, les entrepreneurs technologiques, ainsi que le grand public. Elle met l’accent sur les STEM (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques), avec une approche d’apprentissage par la pratique plutôt que par la mémorisation.
Cependant, ces efforts doivent être accompagnés par des réformes éducatives nationales. La réalité est que les grandes entreprises technologiques mondiales ne recrutent plus sur la base des diplômes, mais sur les talents. Nous devons préparer notre jeunesse en tenant compte de ce changement.
AE : Smart Africa joue-t-elle un rôle de conseil auprès des États pour des politiques numériques adaptées ?
LK : Oui, c’est une de nos missions clés. Nous travaillons avec des partenaires comme l’Association mondiale des opérateurs de téléphonie (GSMA) et la Commission économique pour l’Afrique (CEA) sur des questions comme la taxation des technologies émergentes. Chaque pays africain a ses propres défis financiers et de souveraineté.
Cependant, il est important de comprendre que l’économie numérique est un levier clé pour le développement, bien plus que l’agriculture, souvent perçue comme centrale. Par exemple, le numérique permet de fournir des services bancaires sans banque, de la télémédecine sans hôpital, et de l’éducation en ligne sans université. C’est un secteur crucial pour accélérer le développement socio-économique. Et nous travaillons pour que les décideurs politiques prennent conscience de ce fait et changent de mindset. C’est vrai que les pressions de trésorerie obligent parfois les gouvernants à taxer le numérique, mais nous travaillons à ce qu’ils voient les possibilités qui existent au-delà de cela – notamment en ce qui concerne la formalisation du secteur informel qui représente jusqu’à 70% de l’économie du continent- grâce au numérique.
AE : Quel rôle le numérique peut-il jouer dans la ZLECAf, notamment pour l’interopérabilité des paiements transfrontaliers ?
LK : L’Afrique compte plus de 30 banques centrales. Les pays avec des banques centrales autonomes collaborent souvent plus facilement sur les paiements transfrontaliers que ceux regroupés dans des zones monétaires comme l’UEMOA ou la CEMAC.
Nous avons réalisé des pilotes en 2023, notamment entre le Ghana (cédi) et le Togo (CFA), ainsi qu’entre le Rwanda et la RDC. Ces initiatives visent à réduire les coûts des transferts grâce à des mécanismes comme le mobile money. Cependant, lorsque les devises doivent passer par l’euro ou le dollar, les coûts augmentent. L’interopérabilité est un enjeu majeur qui nécessite des décisions politiques concertées. Et nous pensons que l’innovation sera l’une des clés pour régler ce problème.
AE : Pouvez-vous expliquer le projet Smart Africa Trust Alliance (SATA) ?
LK : Le SATA vise à interconnecter les systèmes d’identification numérique des pays africains tout en respectant leur souveraineté. Par exemple, une personne venant du Bénin avec une carte d’identité pourrait obtenir des services en Côte d’Ivoire, comme une carte SIM, sans que l’authenticité de son document soit remise en question.
Ce projet, déjà adopté par 14 pays (bientôt 15 avec la Côte d’Ivoire), renforce la transparence et la confiance entre les États, facilitant ainsi la libre circulation des personnes et des services.
AE : Le secteur numérique a-t-il de beaux jours devant lui en Afrique ?
LK : Oui, et je dirais même que l’avenir de l’Afrique dépend du numérique. L’information, lorsqu’elle est partagée, se multiplie, contrairement aux ressources matérielles qui se divisent.
Le numérique permet à un entrepreneur ivoirien de viser 1,4 milliard de consommateurs africains, avec des habitudes similaires, alors que d’autres secteurs comme l’agriculture restent limités à des marchés locaux. L’Afrique a un potentiel immense, et ce potentiel repose sur le numérique.
Propos recueillis par Moutiou Adjibi Nourou